19

  Lusana préside à la table de conférence ; les yeux songeurs, il joue machinalement avec un stylo-bille. Il examine d’abord l’éternel sourire du colonel Duc Phon Lo, chef de conseillers militaires de l’A.R.A., puis les officiers, raides comme des mannequins rassemblés autour de la table.

— Une espèce de crétin sanguinaire se met dans la tête de raser la ferme du plus respectable citoyen du Natal et vous êtes là, l’air aussi innocent que des vierges zoulous, attaque-t-il en les passant en revue. Allons, allons, messieurs. Assez plaisanté. Qui a eu cette brillante idée ?

Lo baisse la tête et pose les mains sur la table. Ses yeux bridés et ses cheveux coupés ras le font paraître encore plus étranger parmi les autres. Il parle lentement, en détachant les mots.

— Je vous donne ma parole, mon général, qu’aucun des vôtres n’est responsable. J’ai vérifié l’emploi du temps de toutes les sections. Aucune, à l’exception de celle commandée par Somala, n’était à moins de 200 kilomètres d’Umkono au moment de l’attaque.

— Alors comment expliquez-vous… ?

— Je n’explique rien.

  Le regard de Lusana s’attarde sur le visage asiatique de Lo. Assuré que le perpétuel sourire ne dissimule aucun embarras, il examine à leur tour les hommes réunis autour de la table.

A sa droite, se trouve le commandant Thomas Machita, chargé de la synthèse dans le Service de renseignements. Son voisin est le colonel Randolph Jumana, commandant en second. De l’autre côté de la table ovale, il y a Duc Phon Lo et le colonel Oliver Makeir, coordinateur des services de propagande.

— Quelqu’un a-t-il une idée ? demande Lusana à la ronde.

  Jumana arrange pour la dixième fois une liasse de papiers et évite son regard.

— Et si Somala avait rêvé l’expédition Fawkes ? Il a peut-être cru voir ça dans un moment de folie, à moins qu’il ne l’ait entièrement imaginé.

  Lusana fronce les sourcils et secoue la tête avec irritation.

— Vous oubliez, colonel, que c’est moi qui ai recueilli le rapport de Somala. C’était un excellent soldat. Le meilleur chef de groupe que nous ayons. Il n’avait pas de délire et, sachant qu’il allait mourir, il n’avait aucune raison d’imaginer je ne sais quel conte à dormir debout.

— Il est indéniable que l’expédition a eu lieu, intervient Makeir. Les journaux et les bulletins de la télévision sud-africaine en étaient pleins. Leurs comptes rendus recoupent ce que Somala a dit au général. Seuls les services du ministère de la Guerre n’ont pas encore pu produire un seul témoin digne de foi et capable de fournir un signalement du groupe d’attaque. Nous avons eu la chance que Somala ait vécu jusqu’à son retour de mission et qu’il ait pu, avant de mourir, décrire en détail ce qu’il avait vu.

— A-t-il pu voir qui lui a tiré dessus ? demande Jumana.

— Il a été touché dans le dos et de très loin, sans doute par un tireur d’élite, répond Lusana. Le pauvre diable a dû ramper sur près de 5 kilomètres pour rejoindre ses hommes. Ils lui ont administré de leur mieux les premiers soins avant de rejoindre notre camp à travers la brousse.

  Thomas Machita secoue la tête : il n’y comprend absolument rien.

— Rien ne tient debout. Je doute qu’un autre mouvement de libération prendrait notre uniforme afin de se faire passer pour une formation de l’A.R.A.

— Il est possible, dit Makeir, qu’ils aient organisé ce raid pour nous compromettre et échapper aux poursuites.

— Je suis en relations constantes avec mes compatriotes chargés de conseiller vos frères révolutionnaires, fait remarquer le colonel Lo. Ils sont fous furieux comme des guêpes dont on aurait piétiné le nid. Personne ne tire bénéfice de l’attaque du domaine Fawkes. Au contraire, elle a affermi la résolution des Blancs, des Indiens, des métis et de bien des Noirs de s’opposer à toute intervention étrangère.

  Lusana repose son menton sur ses mains jointes.

— Okay, ce n’est pas eux ; nous savons que ce n’est pas nous ; alors quel est le suspect numéro un ?

— Les Sud-Africains blancs, répond simplement Duc Phon Lo.

  Tous les regards se portent sur le conseiller vietnamien. Lusana scrute le visage impénétrable.

— Vous plairait-il de répéter ce que vous venez de dire ?

— Je suggère simplement que quelqu’un du gouvernement sud-africain a pu ordonner l’assassinat de la famille de Fawkes et de leurs ouvriers indigènes.

  Ils restent un bon moment à examiner l’Asiatique sans dire un mot, puis Machita rompt le silence.

— Je n’arrive pas à en discerner la raison.

— Moi non plus, dit Lo avec un haussement d’épaules. Mais réfléchissons. Qui peut avoir les moyens d’équiper un corps de commandos avec uniformes et armes pareils aux nôtres ? D’autre part, et c’est plus important, n’êtes-vous pas frappés, messieurs, par le fait que, bien que cette troupe d’assaut se soit retirée pratiquement sous les pales des hélicoptères des forces sud-africaines, aucun de ses soldats n’a été retrouvé ? Or, l’une des données de la guérilla veut qu’il faille un minimum d’une heure d’avance pour avoir une chance convenable de retraite. Moins de dix minutes, contre une unité dotée d’hélicoptères et de chiens policiers… c’est du suicide pur et simple.

— Votre théorie est certes intéressante, dit Lusana en pianotant sur la table. Personnellement, je n’y crois pas une minute. Mais il ne coûte rien de la vérifier. Avez-vous un informateur de confiance au ministère de la Défense ? demande-t-il à Machita.

— Quelqu’un de très haut placé, répond Machita. Il nous coûte les yeux de la tête, mais ses renseignements  sont de  premier ordre.  Drôle de type, d’ailleurs… on ne le rencontre jamais deux fois au même endroit ni sous le même déguisement.

— A vous entendre, on le prendrait pour un illusionniste, remarque Jumana.

— Il l’est peut-être, reconnaît Machita. Emma apparaît toujours au moment où on l’attend le moins.

— Emma ?

— C’est le nom qu’il a choisi.

— Cet homme a un curieux sens de l’humour, à moins qu’il ne s’agisse d’un travesti, dit Lusana.

— Je n’en sais rien, mon général.

— Comment le contactez-vous ?

— On ne le contacte pas. Il nous prévient quand il a une information intéressante à vendre.

  Le visage de Jumana s’assombrit.

— Comment s’assurer qu’il ne nous passe pas des documents falsifiés ?

— Jusqu’à ce jour, tout ce qu’il nous a transmis était cent pour cent authentique.

— Vous allez suivre cette affaire, alors ? dit Lusana à Machita.

— Je vais prendre l’avion pour aller à Pretoria et attendre qu’Emma se manifeste. Si quelqu’un peut éclaircir ce mystère, ce ne peut être que lui.

 

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